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Brutalisme : sous le béton, le graphisme

Brutalisme : sous le béton, le graphisme

Il y a un mois Flavien Berger sortait son dernier morceau accompagné d’un clip sobrement nommé “Brutalisme”. On y suit l’histoire d’amour entre un chevalier en armure et une femme en kimono rouge, entre le sable de la plage d’Acapulco et les murs des tours Nuages de Nanterre…

Une occasion très poétique pour nous de revenir sur une tendance qui ne date pas d’hier : Le Brutalisme. Quand, même derrière un bloc de béton, on peut susciter de l’émotion…

Découvrez la vidéo – > https://www.youtube.com/watch?v=E11DAkrjlP8

Ôde au béton

Soyez prêt à troquer vos moulures et divers ornements haussmanniens contre la rigueur allemande. Répétitions, formes géométriques simples, matériaux bruts ; avant de revenir en force dans l’univers du graphisme et du web design, le brutalisme est avant tout un courant architectural.

Issue de l’oeuvre de Mies van der Rohe ainsi que celle de Le Corbusier, le brutalisme puise son inspiration dans le mouvement moderne. Ce terme tient son origine du mot “brut” en relation avec l’expression “béton brut” souvent utilisée par Le Corbusier et non de “brutal” comme certains pourraient le penser.

À la fin des années 1940, il est urgent de reconstruire rapidement les villes touchées par la seconde guerre mondiale et ce à moindre coût. De nombreux architectes optent alors pour des matériaux bruts tel que le béton ou la brique, des volumes massifs et une certaine mise en avant des éléments structurels des bâtiments. Le style se veut primaire, le raffinement et l’aspect décoratif sont mis au placard pour plus de minimalisme ; c’est ainsi que les paysages urbains prennent des formes abruptes et “crues”.

Robin hood Gardens (1972), Alison & Peter Smithson’s , photographie Sandra Lousada
Cité Radieuse (1952), Le Corbusier

Après un pic de popularité dans les années 1950/1960, ce mouvement va connaître une critique sévère : défiguration des paysages, suspecté de favoriser la criminalité, mauvais vieillissement des matériaux. On juge les bâtiments “laids et dénué d’esthétisme”.

Le brutalisme divise par son aspect rude et grossier. Il frotte le regard quand on s’y attarde. Il bouscule. Cependant il faut lui reconnaître une particulière qualité graphique, en témoignent de nombreux travaux de photographes et amateurs. Les complexes architecturaux issuent du brutalisme se prêtent très bien au jeu des shootings photos ou vidéos. Une liste non exhaustive de clips musicaux se déroule dans un décor architectural empreint au brutalisme, ce qui apporte une puissance visuelle et une griffe caractéristique.

Geisel Library, University of California, San Diego, California, USA, 1970 by William Pereira & Associates, photographie Peter Chadwick “This brutal world”
Les Choux (1974), Gérard Gradval

Naître brut ou le devenir

Faisons un bond dans le futur ; quelques décennies plus tard, dans les années 1990. Dès la naissance du web et l’utilisation des premiers logiciels de PAO le brutalism design se fait ressentir, non pas par volonté dans un premier temps, mais en réponse directe aux outils disponibles pour créer. Le design au début de l’ère numérique tend vers un style rudimentaire, dénué d’ornements, avec une structure particulièrement mise en avant. On retrouve nos codes si chers au brutalisme. Alors évidemment, on ne va pas construire nos sites internet avec du béton, mais avouez qu’on croirait presque regarder des blocs d’immeubles face à cette fenêtre du tout premier navigateur web :

Fenêtres du premier navigateur web, appelé WorldWideWeb (plus tard rebaptisé Nexus) 1995 https://thehistoryoftheweb.com/web-first-and-second-browser/
Captures d’écrans de la version 1.0.1 de Photoshop, 1990

Abrupt certes, mais si depuis plusieurs années les designers de divers horizons reviennent vers des créations teintées d’inspiration brutaliste, c’est qu’au final il doit bien y avoir quelque chose à garder dans ce courant si méprisé, non ?

Réaction et provocation

Au-delà de la construction pure et dure d’un bâtiment, le brutalisme cherche plus profondément à provoquer une réaction, à nous sortir de notre zone de confort, face à une certaine uniformisation de la beauté et une harmonisation des goûts. À l’heure du règne d’Instagram, “du beau et du bon”, le brutalism design apparaît comme une réponse à un monde un trop lisse.

En novembre 2017, un tweet de Janny Johannesson largement relayé dresse un certain état des lieux du web design en postant “Stop. Making. Websites. Like. This.” Formule accompagnée d’un tableau des captures écrans des sites du moment, quasi tous identiques.

https://twitter.com/chopse/status/930935055274225664

S’affranchir des standards est un exercice difficile, surtout lorsque qu’à force de les côtoyer, on finit par se reconnaître dans des designs consensuels et rassurants… (Autant du côté des designers que des marques).

C’est à ce moment que la bête noire qu’est le brutalisme refait son apparition, afin de donner un coup de pied dans le monde du design print et digital, un peu comme une philosophie d’outsider, tout en gardant une partie des codes du mouvement architectural. Cette fois-ci non pas en conséquence des outils numériques – qui ont bien évolués depuis – mais volontairement, comme une anti-tendance avec un esthétisme à contre-courant.

Comment cela se traduit-il alors ?

Nostalgiques du early web ou aficionados d’une esthétique rétro, certains designers reprennent les codes graphiques des premières interfaces quand d’autres privilégient des typographies aux graisses épaisses et imposantes.

Pictures NOW http://picturesnow.org/

On distinguera alors deux styles dans le brutalisme appliqué au web :

Un premier qui se veut dépouillé, basé sur des structures géométriques proche d’un zoning, avec des typographies ou des couleurs impactantes pour aller à l’essentiel. L’exemple ayant créé le buzz étant le dernier site de Balenciaga par le Bureau Mirko Borsche.

Dépouille visible ensuite sur des sites comme ZK/U ou encore Posh-Space :

https://www.zku-berlin.org/

On pourra noter l’atout d’un taux de chargement des pages très bas dû au design minimaliste ainsi qu’un accès brut et direct à l’information.

Quant à sa seconde utilisation, elle prendra forme dans dans une veine beaucoup plus “punk”, où une partie de l’UX – en particulier le parcours utilisateur – sera bien souvent mis de côté pour offrir une expérience visuelle plus intense. Couleurs criardes, lisibilité réduite, matières et forme 3D sont mis à l’honneur.

Souvent déconseillés pour les épileptiques, ces sites ne sont pas voués à un usage quotidien, mais permettent de provoquer une certaine sensation lors de la navigation. Ils sont expérientiels. Ce sont des oeuvres en soi. Ils n’ont pas vocation à être “sexy” ou informatifs. On aime ou on déteste, mais peu sont indifférents.

https://0b673cce.xyz/
http://a-school-a-park.ca/
Uncover Designfest

Un index en ligne à l’initiative de Pascal Deville recense une liste de sites qui se revendiquent appartenir au brutalism design. On peut ainsi lire en page d’accueil :

 

In its ruggedness and lack of concern to look comfortable or easy, Brutalism can be seen as a reaction by a younger generation to the lightness, optimism, and frivolity of today’s web design. 

Dans sa rudesse et son manque d’intérêt pour paraître confortable ou facile, le brutalisme peut être vu comme une réaction, par une génération plus jeune, à la légèreté, à l’optimisme et à la frivolité du web design d’aujourd’hui. http://brutalistwebsites.com/

Cependant un des risques dans l’expérimentation brutaliste est de tomber dans une forme trop conceptuelle qui ne s’adresse qu’à un public restreint dans le monde du graphisme. Du design pour des designers (et/ou artistes) en somme.

Brut is the new hype

Dans le monde de la mode, de nombreuses marques ont utilisés un esthétisme issu du brutalisme, souvent associé à un style urbain et moderne. Cela est davantage accentué par l’essor du streetwear et sa relation inhérente aux banlieues autrefois emblèmes de la modernité. On assiste en parallèle à une appropriation de codes populaires par les milieux branchés ; l’art primaire et abrupt remplaçant la subtilité et le raffinement pour devenir le top de l’élégance. Les marques de luxe succombent à la tendance en même temps qu’elles la nourrissent.

Il y a quelques années déjà, Prada sortait sa campagne FW 2014 sur fond de béton brut ou encore Rick Owens lors de son défilé FW 2016 2017.

Prada FW 2014
Rick Owens FW 2016 2017

Dernièrement, les deux géants de la sneakers ont sortis des campagnes aux saveurs de béton brut. Adidas avec la Deerupt et Nike avec son opération On Air.

On reconnaît des bâtiments aux formes massives et géométrique pour le Court métrage Deerupt, avec un focus sur la grille, le filet, la structure même de la chaussure. https://vimeo.com/258511022#at=7

Quant à la campagne Nike On Air, l’ensemble de l’identité et l’interface du site sort droit des premières navigations internets. Blocs simples tel un zoning, focus sur les matières, typographies bold… La marque a proposé de créer 6 designs de chaussure à l’image de 6 villes.

https://news.nike.com/news/nike-on-air-winners-2018

Pour conclure, les tendances et styles graphiques ne cessent de réinterpréter des codes déjà existants, ce qui leur permet une certaine évolution. Nous pouvons voir aujourd’hui des hybrides de genres qui puisent leurs inspirations un peu partout, années 90, brutalisme, color block, etc.

Le designer Aurelio Sanchez signe par exemple ainsi une identité minimaliste inspirée de l’architecture :

Ou encore le travail du bureau Mirko Borsche qui ne cesse de défier les règles de l’esthétisme.

Bureau Mirko Borsche: Tunica AW17 http://bureauborsche.com

S’il ne fallait garder qu’une leçon venant du brutalisme, ce serait peut-être celle de toujours chercher à se démarquer en sortant des sentiers battus. Cela afin de toujours revendiquer son identité propre et forte, et ne pas suivre une masse rassurante certes, mais trop lisse et impersonnelle.

Puissent nos bétons si rudes révéler que sous eux nos sensibilités sont fines.

LE CORBUSIER
Mareike, pour Agence’O

(Ré) 
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